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Dernière version du 12 février 2014 à 20:31
Je suis maintenant en bonne position pour savoir ce que c’est qu’endurer une interview, que vais-je pouvoir me demander et par où commencer. Comme je l’ai fait à chaque rencontre et bien que je sois seul devant mon ordinateur, je vais suivre le fil de la conversation.
Je pense à tous ces portraits que j’ai fait de vous, mesdames messieurs, au cours des deux ans passés et je réalise comme j’ai eu de la chance de faire ce travail[1]. J’avais déjà écrit un petit peu mais pour moi seulement et je ne savais pas qu’un jour je raconterai vos histoires.
Plus j’ai fait de portraits plus j’ai pris le temps d’écouter. On m’avait dit de faire attention de ne pas me laisser embarquer dans les histoires que les gens me raconteraient et perdre de vue ce que je venais chercher comme témoignage de la vie du quartier. En fait, j’ai fait de moins en moins attention et j’ai compris qu’en oubliant un peu ce que je venais chercher, les gens me le donneraient naturellement.
Mais je crois que c’est bien parce que j’ai passé cinquante ans que j’ai pu prendre ce temps et que je connais par expérience beaucoup des choses qu’évoquent les témoins.
Par exemple, je suis né en Algérie, juste avant l’indépendance et j’ai des souvenirs très nets de cette période troublée, des images d’attentats au coin de la rue le soir en rentrant, les parents qui me plaquent au mur, la lueur de l’explosion, le jardin des Mariani, l’huile de foie de morue, le cresson sauvage des sources, le pain que fabriquait Zora, la voisine, les véhicules militaires dans la rue, les garçons qui se faufilent dans les décombres de l’épicerie soufflée la veille par une bombe, à la recherche de chewing-gum…
C’est un monde qui m’a suivi sans insistance mais quand j’étais petit les autres élèves me traitaient de pied noir ce qui n’était pas vrai puisque je n’étais pas fils de colon mais juste fils d’un flic, le plus jeune commissaire de police à l’époque. Ma mère qui m’a quitté en janvier de cette année était institutrice : un couple de fonctionnaires.
L’Algérie, je l’ai retrouvé sur les chantiers de travaux publics où j’ai croisé ces hommes manœuvres comme moi, mais eux depuis si longtemps. J’ai profité de leur bienveillance et de leurs conseils pour m’aguerrir et devenir un bon intérimaire. Et ils ont accepté l’espèce d’oiseau rare que j’étais dans les années quatre vingt dix.
Je sortais d’une expérience artistique et d’un studio situé avenue St Exupéry où j’avais passé une dizaine d’année à chercher le peintre que je pouvais être[2].
J’avais bien sûr pris les choses à l’envers et choisi de chercher jusqu’à ce que la peinture m’accepte en pensant que le monde m’attendait. Trop haute idée de moi ? C’est possible ou bien le besoin de fuir la distraction pour me retrouver vraiment et commencer à peindre sincèrement. Bon, personne ne m’attendait et je n’étais pas vraiment prêt à tout pour me faire connaître[3].
C’est banal et quand j’ai épuisé mon désir de peindre, j’ai choisi le travail qui se rapprochait le plus de ce que j’avais connu enfant. J'ai pris la pioche et la pelle et je suis devenu terrassier intérimaire chez Schnitzler à Yutz. Un travail collectif au grand air.
Car je viens d’une famille de paysans et c’est sur un tracteur que j’ai connu tout petit le travail à la ferme : à cinq ans peut-être on me juchait sur le siège métallique du tracteur pour garder les roues alignées sur le sillon pendant que l’équipe ramassait les sacs de patates au sol. Le tracteur avançait à toute petite vitesse et j’avais quand même du mal à rouler droit.
Je suis content d’avoir connu la Bretagne paysanne du début de la mécanisation car il y avait encore beaucoup de monde occupé dans l’agriculture. Petit à petit le progrès a réduit les besoins en hommes et quand adolescent j’allais travailler l’été chez mon oncle, j’étais seul avec lui sur la ferme.
La moisson et la paille si légère au bout de la fourche, les équipes de ramasseurs de pommes de terre, chacun son sillon le panier d’osier devant soi, les casse-croutes de dix heures le gouter à quatre heures, café au lait pain et pâté… les derniers travaux collectifs ont disparu.
Je suis content d’avoir connu cette vie et en même temps c’est douloureux d’avoir vu un pays magique disparaître avec ses paysages où on ne voyait pas plus loin que le talus à cinquante mètres devant soi. L’industrialisation du monde a redessiné les champs au cordeau pour une exploitation plus pratique des terres.
Mais il y a une vie après l’intérim et pendant que ma femme Isabelle débutait comme relaxologue au centre le Lierre, je laissais le marteau-piqueur et je commençais des ateliers d’art plastique au Lierre également. C'est là que j'ai découvert le travail de recueil de témoignage avec l’exposition des vingt ans du Lierre dont j’ai fait la direction artistique en 2008.[4]. C'est cette première expérience qui m'a amené aux portraits d'habitants que j'ai publié ici-même ces deux dernières années.
Voilà, c’est un portrait rapide de l’homme à vélo qui fait les interviews[5] et maintenant que vous savez à quel genre d’artiste vous avez fait confiance, je dois vous remercier d’avoir bien voulu jouer ce jeu avec moi.
Merci aussi à Patrick Millerand du centre le Lierre, qui m’a confié ce travail et à Brigitte Lambert de l’atelier linge de la Côte des roses pour son aide précieuse.
Maintenant, ne quittez pas wikithionville sans un coup d’œil au feuilleton de l'expulsion, la suite des aventures d’André Alexandre[6]
Thionville, le 19 avril 2011
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pour ceux qui se demandent si je peins encore, j'ai été invité par la bibliothèque de Thionville à exposer en juin 2012 comme le dit cette affiche