Daniel Laumesfeld par Gérard Nousse

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Ecrivain français et ancien ministre de la Culture, André Malraux affirmait que « la culture ne s'hérite pas, elle se conquiert ». Daniel Laumesfeld réprime sa langue maternelle, le Platt, durant le temps de ses études secondaires pour la redécouvrir ensuite : il décide de se battre pour la préservation de son héritage maternel, le Platt.

Gérard Nousse expose de manière « imparfaite » - comme il le dit lui-même dans sa biographie – l'Oeuvre de Daniel Laumesfeld. De cette façon, il n'oublie pas de mentionner son parcours, les difficultés qu'il a pu rencontrer et ainsi la personnalité de Daniel Laumesfeld.


Retrouvez également Daniel Laumesfeld : biographie chronologique ainsi que l'article Passerelles, histoire d'une revue.



Daniel Laumesfeld, itinéraire d'une conscience francique

Au moment où les Editions L'Harmattan publient les premiers poèmes franciques de Daniel Laumesfeld dans une belle édition bilingue (1) et alors que le festival « Mir redde Platt » de Sarreguemines (du 31-03 au 13-04 2006) lui consacre une exposition, il était important de revenir sur le parcours de celui qui fut le véritable forgeron de l'identité francique et qui malheureusement nous a quittés prématurément en juin 1991 à l'âge de 36 ans.


Du bilinguisme au monolinguisme (1955-1975)

Daniel Laumesfeld naît en 1955 à Basse-Ham, un petit village proche de Thionville dans une famille ouvrière aux racines paysannes : son père est ouvrier, son grand-père maternel paysan-ouvrier. Ses grands-parents maternels vivent à Contz-les-Bains, bourgade viticole bien connue et, dans sa famille, le francique luxembourgeois est la langue d'usage. Comme il le relatait en 1986 dans une émission « Tranches de vie » (2) sur feue la radio inter-associative thionvilloise « Radio Beffroi » : « J'étais un bilingue parfait jusqu'à l'âge de 10 ans, parlant le platt à la maison, avec les copains, et le français à l'école et avec les amis d'origine immigrée ». Puis cette diglossie va progressivement se dégrader avec les études secondaires à Thionville, dans un collège et lycée privés où il rencontre une autre couche sociale. De cet univers, le francique est banni, étiqueté « patois de paysan » ; l'accent y est tourné en dérision, le mécanisme de la honte instille son poison et Daniel va « oublier », refouler sa langue maternelle. Cette immersion brutale en milieu bourgeois francophone n'est pas la seule raison de cette perte progressive de sa langue maternelle : « Dans ces années-là (1965-1975), on sentait le recul de la langue maternelle, ma soeur plus jeune la parlait peu et mon frère de moins en moins » (3). Le système scolaire commençait à récolter les fruits de sa politique linguistique répressive inaugurée aux lendemains des deux guerres mondiales.


Gramma ou la révélation

C'est en découvrant sa langue maternelle écrite dans une revue parue en novembre 1975 (4) – à cette époque Daniel vivait à Metz – que tout va basculer. Cette revue était publiée par la première association francique de Moselle, fondée en 1975 : Hemechtsland a Sprooch (Pays natal et langue). Il y découvrit des textes en francique luxembourgeois d'Arlon (Belgique), de Clervaux, d'Echternach (Luxembourg), de Sierck et de Thionville et, à chaque fois, avec leurs saveurs spécifiques (sons, mots, tournures) que l'écrit rendait à merveille. De plus, accompagnés de leur traduction en allemand, ces textes démontraient de plus belle l'originalité des parlers franciques. Il décide alors de composer un poème en francique et de l'envoyer à cette revue. « C'était un poème surréaliste, pas tourné vers le passé, moderne » (5). Il ne sera pas publié mais la machine est lancée ; Daniel s'est mis à l'écriture de poèmes et de chansons qu'il chantera d'ailleurs l'année suivante, avec sa guitare, devant deux cents personnes lors de la première semaine culturelle francique organisée par cette association à Thionville. La découverte puis l'appropriation de l'écriture francique furent pour lui le véritable déclic : il entre dans le combat pour la reconnaissance de la langue et de la culture franciques et rejoint l'association « Hemechtstland a Sprooch ».

Paradoxe apparent, cette prise de conscience s'opère au moment où il avait « oublié » sa langue maternelle, où il s'était éloigné de chez lui. Son premier acte militant est aussi, et avant tout, un acte de création.


… Un jour un ancien camarade de classe était passé à son domicile parental et y avait déposé une petite revue militante qui parlait en platt du platt. Le dimanche suivant, comme il était rentré chez lui, sa mère lui avait montré l'humble fascicule.

Ce fut comme la révélation d'un texte sacré, d'écritures saintes.

Il (re)découvrit, à vingt ans, que son vieil idiome oublié, singulier (idios en grec signifie « particulier »), possédait une grammaire. Gramma en grec signifie « lettre gravée, tracée », et cette gravure, ce traçage refirent surface en lui. Une langue francique alphabétisée, déclinée, conjuguée, versifiée, historiographiée... Un vulgaire patois banni de son existence, qui tout à coup ressuscitait à quelques ataviques lettres de noblesse...

Typographies cabalistiques, empreintes symboliques d'un langage sacré, runes, oghams, idéogrammes archétypaux, étendard identitaire, sceau d'origine, symptôme d'un refoulé, d'une soumission langagière, des lettres en langue francique se pressèrent au bout de ses doigts. Alors inéluctablement il prit sa plume la plus oubliée et se mit à écrire sa langue maternelle... (6)


Le refus absolu du nationalisme

Ce retour à la langue maternelle s'accompagne d'une conscience aiguë de sa répression. A cette époque, Daniel est un « anarchiste passif » (7) qui écoute Crosby Stills Nash and Young et qui refuse la société telle qu'elle fonctionne. Dans sa quête de compréhension des rapports de domination linguistique, il va rencontrer le marxisme qu'il refusait jusque-là, mais ce marxisme sera reconsidéré sous l'angle des rapports de force linguistiques (langue dominante/langue dominée), de la lutte des sexes (oppression de la femme) et du combat environnemental (nous sommes en pleine lutte contre le projet de centrale nucléaire de Cattenom). La langue française est clairement identifiée comme instrument de domination au service des classes dominantes. Très rapidement, les rapports avec « Hemechtsland a Sprooch » vont se tendre. Comme au sein de tous les mouvements régionalistes de l'époque, deux courants vont s'affronter : un courant nationaliste, séparatiste et proluxembourgeois et un courant nationalitaire, régionaliste et progressiste qui refuse aussi bien l'asservissement à un Etat existant (le Luxembourg) que la perspective d'un nouvel Etat-nation avec son armée, son drapeau, son administration, ses frontières et son monolithisme linguistique. L'événement qui va entraîner la scission au sein de l'association se produira lors d'une manifestation antinucléaire à Cattenom en 1978. Alors que le débat fait rage dans l'association et qu'aucune décision n'a été démocratiquement prise, un drapeau luxembourgeois est déployé et tous les militants de l'association sont censés s'y rallier. C'est le geste de trop. Daniel quitte « Hemechtsland a Sprooch » après un compagnonnage de plus de deux années et décide de se consacrer essentiellement à l'écriture et à la chanson tout en poursuivant ses études universitaires.


Vers l'unité francique

En 1978 naît le groupe folk « Geeschtemat ? » (tu viens avec ?). C'est la deuxième expérience de groupe musical pour Daniel qui a déjà enregistré sur un disque avec Déi vum Museldall (Ceux de la Vallée de la Moselle) lorsqu'il militait à « Hemechtsland a Sprooch » (dont tous les musiciens faisaient partie). Avec « Geeschtemat ? », il va trouver ce militantisme de création artistique, de partage, ce militantisme de coeur auquel il aspire avant tout. C'est le début d'une grande aventure culturelle et musicale qui va conduire les musiciens à écumer toutes les salles et arrières-salles du pays thionvillois, à la rencontre de ce peuple francique tant désiré. Il faut souligner ici l'importance de « Geeschtemat ? » dans la future prise de conscience d'un nombre non négligeable de militants franciques (dont l'auteur de ces lignes)... C'est dans ces lieux enfumés, au milieu des tintements de verres de bière et du brouhaha bon enfant des foules en liesse que Daniel va effectuer son véritable retour au pays. C'est aussi là qu'il va rencontrer les sympathiques membres d'une association villageoise très dynamique : « Wéi laang nach ? » (combien de temps encore ?). La similitude du point d'interrogation n'échappera bien sûr pas à Daniel qui y percevra immédiatement une identité de ressenti très prometteuse. « Wéi laang nach ? » (WLN ?) est, à cette époque, une association d'animation de village qui n'est pas centrée sur la défense du Platt mais qui intègre cette composante linguistique et culturelle dans un combat pour l'environnement (contre la centrale nucléaire de Cattenom), pour le développement culturel rural (organisation de fêtes, festivals, concerts, représentations théâtrales, etc.) et pour l'aide au tiers monde (quêtes diverses). A l'occasion de l'organisation d'un premier grand festival folk en 1979 (Vollëksfescht), Daniel et sa compagne Marielle, d'origine occitane, vont intégrer « WLN ? ». Pour Daniel, WLN ? représente une forme nouvelle de militance, peu rigide. Les réunions ont lieu dans le café du village et sont autant d'occasions de blaguer en francique (« Witzen zielen »), de rire, de boire, de ne pas trop se prendre au sérieux, de faire la fête tout en menant à bien les projets d'animation. Pourtant, Daniel sait déjà que son adhésion à « WLN ? » entraînera l'association vers d'autres buts plus précis et il s'en « inquiète » car il aime cette insouciance, protéiforme, peu structurée, dont le plaisir d'être ensemble est le principal carburant. Son idée d'unité du mouvement francique, des bords de la Moselle au Pays de Bitche, voire au-delà des frontières, pouvait se concrétiser avec la force militante d'une association comme « WLN ? » mais, forcément, celle-ci, pour ce faire, devrait mieux se structurer, s'organiser, étendre son champ d'intervention (notamment avec les institutions) et cela entraînerait inévitablement des départs. Peu à peu ce qu'il pressentait et désirait se concrétisa : « WLN ? » s'implique de plus en plus clairement dans la défense de la langue et de la culture franciques. Daniel va prendre en charge le domaine proprement linguistique, y apportant ses compétences d'étudiant-chercheur. Dans la revue « Gewan » (8) de l'association, il va établir la spécificité de la langue francique en mettant en avant ses quatre variantes (9) et en fixant les premières règles d'une écriture garantissant une unité linguistique (norme ortho-phonologique) tout en respectant la diversité des parlers (j'écris ce que je prononce). Il se déclare ainsi contre toute forme d'unification/uniformisation, synonyme d'appauvrissement mais série dans le même temps toutes les convergences orthographiques qui assureront un bon confort de lecture, respectueux des « habitudes culturelles ». Voici ce qu'il écrivait dans un de ses nombreux articles parus dans Gewan :


POUR OU CONTRE LE FRANCIQUE UNIFIE ?

Nous ne devons pas reproduire l'uniformisation de l'académisme français.

Mais au fait, pourquoi toujours vouloir « unifier », c'est-à-dire opter plus ou moins arbitrairement (sur quels critères, hiérarchisées comment et pourquoi ?) pour une seule forme ? Quelle est celle maladie, d'où nous vient cette irrésistible envie trop vite confondue avec un désir de perfection ? Nous pouvons bien choisir entre 'T et ET, entre MAACHEN et MAEN, entre WAREM et WAARM ; en anglais on a la choix entre I SHALL et I'LL, entre I HAVE et I'VE, et même entre « I AM GOING TO » et « I GONNA ». Certes, ce sont là des exceptions, mais en français, y en a-t-il seulement une hormis quelques cas très particuliers du lexique ?


Surtout il fait adopter par « WLN ? » la dénomination « francique » pour désigner notre langue, dénomination à la fois plus précise linguistiquement parlant (il existe des platt(s) dans une grande partie de l'Allemagne du Nord, par exemple le platt de Hambourg ; platt signifiant plus ou moins dialecte) et permettant aussi la construction d'une unité régionale de Thionville à Bitche, en passant par Boulay et Sarreguemines (ce que le terme de luxembourgeois n'aurait en aucun cas permis). Son action au sein de « WLN ? » conduira l'association à cofonder une Fédération pour le Lothringer platt (10) (ou fédération francique) qui deux ans après, lors de son colloque d'Eblange (11), adoptera elle aussi le terme de francique pour désigner notre langue. Je me rappellerai toujours la joie que nous avions éprouvée, Daniel et moi-même, au soir d'une journée de débats animés de ce congrès. Nous étions hébergés sur place, chez un militant de l'Union des MJC/Maison pour tous du pays de Nied et, lessivés, nous nous sommes dit : « Ca y est ! Enfin ! Nous ne sommes pas venus pour rien. C'était dur, mais c'est fait ! » (Je cite de mémoire). Nous nous imaginions déjà dans le grand concert des peuples chers à Robert Lafont, revendiquant nos droits franciques, unis par-delà les frontières. Il faut ici rappeler qu'à l'époque le terme de francique et l'idée même d'une minorité francique de France étaient loin de faire l'unanimité au sein des associations de défense du platt. D'un côté, « Hemechtsland a Sprooch » avait pris le train de la fédération « au cas où » mais demeurait plus que jamais nationaliste pro Luxembourg et de l'autre côté, le « Schickele-Kreis » manoeuvrait en faveur de la forme écrite de l'allemand et entraînait dans son sillage « Bei uns Dahem » ; le Pays de Nied occupant une position d'observateur attentif. Ces divergences arrangeaient bien l'administration scolaire qui a toujours entretenu un amalgame entre langue régionale et allemand, détournant au profit de la seconde ce que la politique scolaire nationale (notamment la circulaire Savary (12)) rendait possible pour la première (13).

En tout cas, ce colloque eut pour effet la prise de conscience de la nécessité d'une norme écrite de type ortho-phonologique pour chaque variante du francique en Moselle et les militants du Pays de Nied ne furent par les derniers à s'y atteler avec succès.

Malheureusement cette euphorie ne dura pas. Les blocages administratifs, les découragements individuels (la fin des années 80 fut une période de reflux du militantisme associatif) et les atavismes associatifs ne permirent pas d'entretenir cet espoir bien longtemps. Nous fûmes là, après Eblange, à l'apogée d'un sentiment d'unité francique. Etait-ce une illusion ? Peut-être, mais elle fut agréable à partager avec Daniel et, en ce qui me concerne, sa nostalgie me poursuivra sans doute encore longtemps.


Le chercheur inlassable

Durant toutes ces années, parallèlement à son militantisme associatif, Daniel poursuivait ses recherches universitaires. De sa maîtrise linguistique à l'Université de Nancy (juin 80) à sa thèse de doctorat en sociolinguistique en Sorbonne, sous la direction de Louis Jean Calvet (mars 84), il n'a de cesse de cerner l'objet de tous ses désirs : le francique et ses pratiques quotidiennes. Pour lui, il n'y a pas de coupure entre ses travaux de recherche et son militantisme : le mouvement francique a besoin de ce support scientifique pour être crédible, mieux contrer l'adversaire, ne pas s'égarer aussi et surtout faire valoir son existence : « Sous votre insistance, il y a une réalité (14) ». Sa thèse (15), n'en doutons pas, fut le début d'une reconnaissance intellectuelle de la minorité francique en France. Devant le gratin universitaire français de la discipline, il me plaît d'imaginer Daniel creuser le sillon de ses convictions, défendre la cause francique en l'étayant du fruit de ses recherches, être là, présent, solide, face au jury et en même temps son âme vagabondant dans les « Bongert » (vergers) de son enfance, toute cette vie intime venue du plus profond de son être étayant, elle aussi, et peut-être même plus fermement, l'ingénieuse construction intellectuelle.

Cette reconnaissance intellectuelle, cette insistance jamais relâchée, le conduiront en août 1986 au sein d'un Conseil National des Langues et Cultures de France, désigné par tout le mouvement francique pour l'y représenter. Cette instance fut mise en place par Jack Lang mais les difficultés qui présidèrent à son fonctionnement effectif devaient inciter Daniel à ne pas se faire trop d'illusions quant à l'efficience d'une telle structure. Lors de cette interview (16) déjà évoquée, il entrevoyait un très long chemin avant la reconnaissance effective de la minorité francique de France.

Après ces succès universitaires, Daniel entre à l'Université de Metz et y assure des vacations. Son avenir professionnel semble tout tracé ; un poste d'enseignant titulaire lui semble destiné. Mais c'est mal connaître le monde universitaire, ses coteries, ses enjeux et ses intrigues. Daniel n'est pas le produit calibré, neutre, sans saveur, sans passé, consensuel que d'aucuns espèrent. Ses travaux sont connus, font des envieux. Certains craignent sans doute cette personnalité incontrôlable et talentueuse qui remet en cause si brillamment les élucubrations universitaires de l'époque au sujet du francique. Malgré des soutiens au sein de l'institution, sa candidature est repoussée au profit d'une autre, moins diplômée mais plus consensuelle. Pour Daniel cette fin de non-recevoir restera une blessure profonde, jamais cicatrisée. De nombreux articles concernant ses recherches universitaires ainsi que des questionnements plus personnels sont publiés durant toute cette période et jusqu'à sa mort dans des revues spécialisées ou non. Pour plus d'informations à ce sujet, je renvoie à l'excellente bibliographie parue dans le numéro spécial – malheureusement épuisé – que lui a consacré la revue d'études interculturelles Passerelles (17) dont il fut le cofondateur.


Le militant interculturel

Un nouveau concept va émerger dans le champ culturel au début des années 80 : l'interculturalité. Cette notion évoque à la fois les multiples cultures présentes sur un même territoire et leur nécessaire interpénétration. C'est l'époque de la Marche contre le Racisme et pour l'Egalité dont les protagonistes d'origine immigrée partis de Marseille rallient Paris en deux mois et organisent fêtes et débats sur leur parcours (Thionville sera une étape). C'est aussi la période qui voit la montée en puissance du Front National, parti raciste et xénophobe. Aucune association progressiste digne de ce nom ne peut rester passive dans ce contexte nauséabond et « Wéi Laang Nach ? » va prendre toute sa part dans ce travail réflexif et dans l'affirmation d'une solidarité interculturelle sans faille. La Lorraine, après avoir revendiqué son caractère francique, se reconnaît aussi méditerranéenne et multiculturelle. Daniel, pour qui la complexité des rapports sociaux n'a jamais été un obstacle mais au contraire un stimulant, occupera une place centrale dans ce dispositif d'actions et de réflexions. Il rejoint l'équipe du Service Culturel de la ville de Thionville chargée de mettre en oeuvre des actions interculturelles et en devient très vite un des fers de lance. Il est un des fondateurs de la revue d'études interculturelles Passerelles, organise les rencontres Lorraine-Méditerranée dont le premier numéro rendra compte, coécrit Les passagers du Solstice (18) (dont on annonce une réédition prochaine) et participe à de nombreuses rencontres et colloques où il n'omet jamais d'évoquer sa langue et sa culture francique. Il anime sur feue la radio inter-associative « radio Beffroi » de Thionville, l'émission « Platt-bandes », émission hebdomadaire en francique produit par « Wéi Laang Nach ? ». Avec son ami René Husson, aujourd'hui malheureusement décédé, il crée « La Langue au chat », une émission en français de vulgarisation linguistique. L'étendue de ses multiples travaux ne sera connue qu'après sa mort, lorsque le comité de rédaction de Passerelles lui rendra hommage et fera connaître ses créations en éditant un Hors série de la revue (voire note 17) qui lui est entièrement consacré et en publiant son grand roman historique Le soufre et le safran (19). Celui-ci reprend en une fresque haute en couleurs tous les thèmes qui lui étaient chers.

Pour terminer cet exposé forcément imparfait – le personnage ayant tant de facettes – je voudrais donner la parole à Jean-Luc Rispail un de ses amis intimes, compagnon de route de « Geeschtemat ? » et lui aussi trop tôt disparu. Jean-Luc a écrit une merveilleuse préface au roman de Daniel qui, mieux que toute autre conclusion, restitue au plus près l'homme de chaleur, de convictions et de désirs qu'a été notre ami Daniel Laumesfeld.


Je parlerai de Daniel au présent parce que je ne vois pas pourquoi j'en parlerai au passé. Sa personnalité, pour moi du moins, me rappelle qu'il y a des absences qui sont aussi fortes que des présences.

Ce qui disparaît avec Daniel, c'est l'intelligence absolue. Je le connais depuis 15 ans, sans doute plus, et j'ai toujours été surpris par la profondeur de son intelligence et en même temps par sa capacité à réaliser des projets d'envergure, deux atouts qui ne vont pas toujours ensemble. Il a donc vraiment toutes les qualités d'un créateur, y compris l'angoisse intérieure. Cette force fragile qui lui a certainement permis de faire en trente ans beaucoup plus que certains en quatre-vingts.

Daniel a aussi la capacité de s'engager à fond dans une cause : le francique et la culture lorraine à une certaine époque, l'interculturalité plus récemment. Causes qu'on peut trouver perdues, mais dont il me semble important que certains pourtant les défendent. A ces causes il consacre toute son énergie et tous ses efforts. Intellectuellement c'est donc une personnalité rare. Humainement c'est quelqu'un de solitaire, ce qui n'est pas toujours facile pour les autres, qui a besoin d'être accompagné, mais qui trace son chemin tout seul.

Je ne l'ai jamais vu faire preuve de la moindre mesquinerie et je dirai, du moindre souci personnel. Je ne l'ai jamais vu ruminer une vengeance quelconque, manigancer des scénarios pour manipuler les autres, faire des petits calculs sordides pour obtenir un avantage personnel, satisfaire aux intérêts de la considération sociale, encore moins à celle de l'argent. Je crois que ce genre de comportement est en dehors de sa sphère mentale, et cela aussi est très rare, surtout quand on n'est pas tenu par un maître ou un dieu, ce qui est son cas.

Ni dieu ni maître ai-je dit. C'est en lui-même qu'il puise tout ce qui lui permet de créer, d'inventer des musiques, d'écrire, de monter des actions collectives, des associations, des conférences, des réunions, c'est dire que son activité solitaire est toujours en fin de compte tournée vers les autres et orientée par le souci de les faire bouger.

Je sais que ces derniers temps ça n'a pas été facile pour lui et j'admire aussi la force avec laquelle il a supporté toutes ces choses que je connais et qui vous rendent la vie vraiment pesante, j'entends par là les séjours à l'hôpital, l'affaiblissement, les nausées... je sais qu'il l'a supporté avec courage et je dirais même avec confiance.

Je crois que quand on a une maladie grave, on doit penser à la mort comme à une délivrance. Cela a pour lui certainement été le cas, d'autant plus qu'il vient de finir une oeuvre à laquelle il tient beaucoup et qui résume sans doute l'état actuel de sa réflexion sur la vie humaine et sociale, c'est-à-dire son bouquin que nous allons essayer de faire éditer parce que je suis bien sûr qu'il en vaut la peine.

Ce petit message est donc tout, sauf un message d'adieu. Salut Daniel.


Ce texte a été lu au cimetière de Guénange, en Moselle, le 11 juin 1991.



Daniel Laumesfeld : Récits, chansons et poèmes franciques

Présentés par Gérard Nousse et Marielle Rispail. Préface de Philippe de Boissy Paris : Editions L'Harmattan, Paris 2005 (132 pages, 12,50 €, en vente chez « Gau un Griis »)

Un nouvel ouvrage de Daniel Laumesfeld vient de paraître chez l'éditeur parisien « L'Harmattan ». Intitulé Récits, chansons et poèmes franciques, ce livre regroupe des textes écrits en francique entre 1975 et 1990. Rappelons que l'auteur, inspirateur essentiel du mouvement francique par la qualité de ses analyses sociolinguistiques et ses créations littéraires, est mort en juin 1991. Il était aussi enseignant à l'Université de Metz puis employé au Service culturel de la ville de Thionville.

L'intérêt de cet ouvrage réside dans la qualité des écrits présentés, tous traduits en français, et dans le cheminement individuel qu'ils dévoilent. Racines paysannes et ouvrières – l'auteur est né à Basse-Ham en 1955, ses grands-parents résidant à Contz-les-Bains – puis découverte de la ville et d'une culture française qui attire et repousse à la fois, engagement contre le nucléaire et toutes les oppressions, enfin prise de conscience de la valeur de la culture et de sa langue francique et implication de cette prise de conscience sur la reconnaissance de toutes les cultures minorisées.

En se laissant porter par les mots de Daniel, il devient tout à coup évident que son engagement militant fut aussi, et avant tout, affaire de couleurs, d'odeurs, de parfums, de ciels, de paysages, d'amours, de bruits et de fureurs...

Pour terminer, insistons sur le fait que ce livre s'adresse aussi à tous ceux qui, ne parlant ni ne comprenant le francique, ont envie d'entrer dans l'intimité de cette langue.



Notes et références

(1) Daniel Laumesfeld : Récits, chansons et poèmes franciques, présentés par Gérard Nousse et Marielle Rispail, préface de Philippe de Boissy. Edts. L'Harmattan, Paris 2005

(2) Tranches de vie, mars 1986

(3) Tranches de vie, mars 1986

(4) Revue « Hemechtsland a Sprooch » de l'association du même nom

(5) Tranches de vie, mars 1986

(6) Extrait de Le voyageur enraciné ou Cieux de Lorraine in Hors série n°1 « Passerelles - Chemins » p. 159-160 juin 1992

(7) Tranches de vie, mars 1986

(8) « Gewan » est un terme difficilement traduisible en français : il signifie à la fois « champs », « nature », « paysage », « campagne ».

(9) Le francique ripuaire, le francique luxembourgeois, le francique mosellan et le francique rhénan.

(10) Membres fondateurs : « Bei uns dahem » (freyming-Merlebach), « Hemechtsland a Sprooch » et « Wéi laang nach ? » (Thionville), « Cercle René Schickele/section Moselle », « Culture et liberté/Foyer de Lemberg » (Bitche), « Union locale des MJC/Maison pour tous du pays du Nied » (Eblange)

(11) Colloque d'Eblange sur le thème « Comment enseigner le Platt ? », 15 et 16 septembre 1984. Maison pour tous d'Eblange

(12) Circulaire n°82261 du 21/06/1982

(13) Lire à ce sujet le dossier « Un colloque à Eblange. Comment enseigner le francique ? » in « Gewan » n°16, 4e trimestre 1984, et la réponse de D. Laumesfeld à Jean David, président de l'Université de Metz, intitulée « Le francique et l'école »

(14) Tranches de vie, mars 1986

(15) La diglossie en Lorraine luxembourgeophone, Pratiques/Idéologies, thèse sociolinguistique sous la direction de Louis Jean Calvet, Paris V – Sorbonne, Paris, mars 1984

(16) Tranches de vie, mars 1986

(17) Hors série n° 1 – Daniel Laumesfeld – Chemins – Juin 1992, Thionville

(18) Les Passagers du Solstice, mémoire et itinéraire en Lorraine du fer, avec Elia Bortignon, Smaïn Mebarki, Jean-Philippe Ruiz, Thierry Speth. Edts Serpenoise/Ville de Thionville, Metz 1987

(19) Le soufre et le safran (chronique d'Anaximène) – D. Laumesfeld. Edts Passerelles/Ville de Thionville, avril 1994


Littérature francique

Kuerbe sëtzen op eiser Aarbët


Eis Geschicht as e schwaarzt Blat
an eis Zoukonft gläicht eis nët méi
eise Spigel als blann
an eis Dreeme leien do
Am Stêbs vun eiser Schan
Eis Hexe sin éiweg vergeess
an hun hir Wicksbiischt
an en Eck von hirem Kapp geraumt
eis Kanner hun hir Zong abgeschléckt
mat de stolze Wierder
wou nach drop waren

hënt as och t'Enn komm

Les corbeaux sont assis sur notre labeur


notre histoire est une page noire
et notre avenir ne nous ressemble plus
notre miroir est aveugle
et nos rêves sont couchés là
dans la poussière de notre honte
Nos sorcière sont oubliées pour l'éternité
et elles ont rangé leurs brosses
dans un coin de leur tête
nos enfants ont avalé leur langue
avec les mots fiers
qui y étaient encore

la fin aussi est arrivée la nuit dernière

Poème tiré du recueil Récits, chansons et poèmes franciques, 2005, p.90/91


Voici deux autres poèmes de Daniel Laumesfeld qu'on ne trouve pas dans le dernier ouvrage publié par L'Harmattan. Le premier « De Woort as e Baam », poème de jeunesse redécouvert tout récemment et le second « Mir frecken » que l'éditeur n'a pas souhaité publier à cause de « sa violence » et que le groupe « Geeschtemat ? » chantait.

De Woort as e Bam


Wi e Bam
Ferstëppt d'Woort séng Wuurzel
Diff an éngem schaarzen a räich Grond
- an deem Grond wou ënner mäim Häerz wirbelt
- odder a mäim Moo
Wou jäitscht a kräischt
Grad wisou enn ugebonnen Hond!


Sou nëmme kee Woort
Hu se mer gesot
- soss wäerdscht de d'Sprooch
Vom Bengel a vom Kitschen kennen
A sou hu se mech wi en Hond ugebonn
- aarmséilegen Hond...


Awer den Hond gët rosen an e baubscht!
An de Gaart wou d'wëll Lewen geplanscht as
Zidert a mäim Moo
a mäim Bauch
a mäim Häerz
- dee fiichte Bodem, dee wou d'Wuurzel wäärmt
Get op wi ee zeidegt Lidd
An da blitt d'Woort wi ee kräftege Bam
- da schléit et op wi en Dier
Wou een ze laang mat gro Wäerker
doud Stiedt
a rose Polizeien
gefiddert hot!

Traduction de l'auteur

Comme un arbre
Le mot dissimule sa racine
Au plus profond d'une terre noire et riche
- dans cette terre qui s'agite sous mon coeur
- ou dans mon estomac
Qui crie et qui pleure
Tel un chien enchaîné !


Ne prononce surtout pas un seul mot
M'ont-ils dit
- sinon tu connaîtras le langage
Du bâton et de la prison
Ainsi m'ont-ils enchaîné comme un chien
- misérable chien


Mais le chien se met en colère et il aboie !
Et le jardin où est planté la vie sauvage
Tremble dans mon estomac
dans mon ventre
dans mon coeur
- le sol humide qui réchauffe la racine
S'ouvre comme un chant mûr
Et le mot éclot tel un arbre puissant
- il s'épanouit comme un animal
Qu'on a trop longtemps nourri d'usines grises
de villes mortes
et de polices enragées


Mir frecken

Mir frecken !
Wi e Kadawer trëlle mir am Stëbs,
Wi eng Leich hu mir och de Mond zou.
Kuck mol de Kärel lo,
Wi en do läit,
Wi wann eng Stiiweln him op de Kapp géif drécken.
Dee bascht dau!
Dee sin éch!
Dee si mir all!
Wou eise platt nach grad e bësschen trauréch bekucken

Ooni se mucksen,
Wi wann eppës fortgeet
Fir ëmmer

De Platt ofgeschnitt,
Dat heescht och d'Zong ofgeschnitt!
Fir Ocksen ze maen
Schneit een ëmmer eppës of...

Wi Ocksen
Hu mir dauant « jo » gesot.
Bëss de schéinen Daach wou mir « oui » gesot hun:
Do hu mer eis gebéckt
An op franséisch gebaubscht.
Neen, dat war nach kee richtege franséisch
Wat mir nach haut schwätzen

Dat as gewëss nach keen Français
Dat as frenséisch – ech mengen Volleksfranséisch.
Dat as nach eis Sprooch.
A Joere laang hätte mir nach wäider
Mat de Wierder vun eiser Fauscht
Kinnte schwätzen
- eise lotrénger franséisch, an eise Platt.

Mä wat mir haut solle matlauschteren,
Dat kënne mir mat der Fauscht mol nët méi ugräifen

Mir sëtzen do,
A mat Ae wi e Kallef
Musse mir di friem Wierder ukucken
Ooni näischt rëmzekennen.
D'Bürokraten en d'Télékraten
Schwätze jo an eiser Plaz
Eng Sprooch wou eis dauant féilt,
Well se einfach nët konnten iwersetzen:
En « Automobile » war fir eis e Won, en Auto,
Ou une bagnole

Mä ween as de Goldorak ?
De Goldorak kenne mir nët méi iwersetzen.
E kënnt vun enger Welt ooni Land
Wou eng eenzeg Sprooch geschwaat gët:
Di vum Frick...
Domater kääft en eis Séil
En as jidfereem säi Brouder
An di vu hannendru sin,
Di sin di nau Meeschtere vun der Welt.
Heil Goldorak, eisen « décke Brouder » !
Mir sin all Juden,
An eis Judeséil freckt
Am Konzentraziounlaager vun de Mannerheeten...

1984 : Goldorak is watching you
De Goldorak schwätscht fir eis
A mir frecken
De Mond op

Traduction de l'auteur

On crève
Tel un cadavre on traîne dans la poussière,
Tel un mort on a la bouche fermée.
Regarde ce type,
Il est couché là
Comme si une botte lui écrasait la tête !
Ce type, c'est toi !
C'est moi,
C'est nous tous
Qui jetons encore à peine un regard un peu triste sur notre platt.

Sans dire un mot,
Comme si quelque chose partait
Pour toujours !

Le platt castré,
C'est aussi la langue coupée !
Pour faire des boeufs,
On coupe toujours quelque chose...

Comme des boeufs
Nous avons sans cesse dit « jo »
Jusqu'au jour où nous avons dit « oui » :
Alors nous nous sommes abaissés
Et nous avons aboyé en français.
Non, ce n'était pas encore du vrai français.
Ce qu'aujourd'hui nous parlons encore,

Certes ce n'est pas vraiment du « français » :
C'est du franséich, je veux dire du français populaire
C'est encore notre langue.
Et des années durant, nous aurions encore pu parler
Notre français lorrain et notre platt
Avec les mots de notre poing

Mais ce que nous devons entendre aujourd'hui,
Nous ne pouvons même plus le saisir avec le poing.

Nous sommes assis là,
Et avec des yeux de veau
Nous devons fixer ces mots étrangers
Sans rien y reconnaître.
Bureaucrates et télécrates
Parlent de toute façon à notre place
Une langue qui nous fait sans arrêt défaut
Tout simplement parce qu'elle n'est pas nôtre.
Autrefois nous arrivions encore à tout traduire :
Une « automobile » » était pour nous un « Won »,
une « Auto » ou une « bagnole ».

Mais Goldorak qui est-ce ?
Nous ne pouvons plus le traduire.
Goldorak vient d'un monde sans pays
Où une seule langue est parlée :
Celle du fric...
Avec du fric, il achète notre âme,
Il est le frère de chacun
Et ceux qui tirent les ficelles,
Sont les nouveaux maître du monde.
Heil Goldorak, notre « grand frère » !
Nous sommes tous des juifs,
Et notre Ame juive crève
Dans le camp de concentration des minorités...

1984: Goldorak is watching you;
Goldorak parle pour nous,
Et nous on crève
La bouche ouverte