Emmanuel Hauter est fils de mineur. En rentrant d’Algérie où il avait fait son armée, son père qui était chaudronnier de métier s’est marié à Creutzwald. Un an plus tard « Manu » était là et, pour faire vivre tout ce petit monde, son père avait choisit la mine où on gagnait bien sa vie dans les années soixante. La famille vit au village et manu grandit dans un monde davantage paysan qu’ouvrier. A dix sept ans Manu ne sait ni trop quoi penser ni quoi faire. Mais son père lui a laissé le choix : tout sauf la mine. Et comme il cherche une orientation, il choisit aide géomètre, un métier pour savoir où on est.
Aujourd’hui il est technicien topographe dans un cabinet d’ingénieur luxembourgeois, le bureau d’études kneip. Manu est sur le terrain pour faire les relevés préalables à l’ouverture de chantiers. Autrefois on appelait son poste, chef de brigade, il fallait en effet un topographe un aide et un opérateur. Mais le matériel à changé, plus besoin de mire graduée pour repérer les points à mesurer. Aujourd’hui l’appareil de mesure relève automatiquement les points et détecte la mire réfléchissante. Un homme seul peut guider la machine de loin et c’est ce que fait Manu. Depuis que son collègue a quitté l’Entreprise, il préfère travailler seul, à son rythme, responsable de son travail.
Il reste un petit côté militaire et patriarcal à ce métier. Et Manu ne se voit pas en chef. Les choses doivent être faites mais elles sont le résultat d’un exercice collectif et d’une négociation préalable, la synthèse des efforts de tous. Manu pense que le pouvoir pervertit car celui qui l’exerce, a toujours peur de le perdre. Et dans le monde du travail on risque toujours de l’exercer pour le compte d’un patron qui ainsi ne met pas directement le sien en jeu.
Manu en sait quelque chose car adolescent, après s’être retrouvé au chômage, il a rejoint l’armée. Il avait signé pour dix huit mois pour toucher un vrai salaire et il a atterri dans une caserne de gendarmerie à la Courneuve, en région parisienne. C’était l’époque où on devait protéger les opposants de Khomeiny exilés en France. Il était indiscipliné et il a beaucoup appris.
La cité des quatre mille n’était pas loin et il y avait toujours des histoires, des bagarres avec les jeunes du coin. Manu a fini par comprendre que les jeunes qui s’en prenaient au premier bidasse venu, le faisait en représailles à une provocation de certains collègues. En fait, il pouvait aller de la Courneuve à Aubervilliers à pied en traversant tout ces quartiers chauds, sans qu’il lui arrive quoique ce soit. Lui n’avait pas vraiment de conscience politique mais ses camarades étaient curieux de l’extrême droite et il avait assisté avec eux à un meeting du FN, à la surprise des membres de l’encadrement qui s’y trouvaient aussi. Il n’y avait senti que la haine, aucun espoir.
Et puisqu’il était à la Courneuve, c’est finalement à la fête de l’huma qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait. Manu renouait ainsi sans le savoir avec ses grands oncles, communistes à l‘époque où c’était vraiment risqué, pendant les années trente. « Voilà que ça recommençait avec son fils » avait dit sa mère à qui tout ça n’avait jamais dit rien qui vaille !
Après l’armée Manu finit par rejoindre l’étude où il travaille encore aujourd’hui. Il fait partie des gens qui vont travailler chaque jour de l’autre côté de la frontière et se demande comment font les smicards qui n'ont pas "la chance" de bosser au Luxembourg pour se loger avec le prix qu’a atteint l'immobilier. Manu croit que les municipalités successives ont laissé s'installer une spéculation qui ne peut plus être régulée alors que la manne luxembourgeoise est sur le point de se tarir et que, comme beaucoup de ville de province, Thionville est entourée par les complexes commerciaux qui écrasent petit à petit les petites boutiques du centre.
À l'avenir, la ville risque de devenir un dortoir à caractère touristique.
Finalement, la seule chose qui ait plu à Manu dans l’armée à part le sport, c’est le sentiment d’égalité que donnait le port de l’uniforme. Et puis l’armée lui a quand même permis de s’affranchir de la famille et de découvrir Paris : le quartier latin, le monde des squats et de la jeunesse marginale, le rock and roll et la bande dessinée.
Même s’il ne dessine pas encore, il sait que c’est ce qu’il veut faire. Il a désormais le virus de la BD, il dévore tout, de métal hurlant à fluide glacial. Il participe à des ateliers, progresse tout seul en dessinant à la maison et produit ses premières planches.
En 1992 Manu anime un atelier de BD au centre Jacques Brel à Thionville, cinq six passionnés mais on ne les prend pas très au sérieux. Ils trouveront un peu plus d’écho à Yutz où Manu participe au festival « ça bulle à Yutz » en 1996 autour d’une exposition « vache », le thème choisit par Johan de Moore, un des invités du festival. Là, il réalise qu’il n’aura de reconnaissance qu’en développant son propre travail dans le plaisir de faire.
Dans les années 2000, son copain Chandre[1] lui ouvre le monde des fanzines[2] et leur association qui s’appelle « les amis de l’absinthe » publie Waasup et Mr Green, cinquante pages où six ou sept artistes publient leurs histoires.
Manu découvre les polars de Jean Bernard Pouy et il les voit déjà en image, en noir et blanc. Son style s’affirme, il a un bon crayonné mais l’encrage est un désastre : la technique du lavis va libérer son imaginaire en lui facilitant les choses. C’est une façon proche de l’aquarelle qui donne aux dessins tout de suite plus de profondeur.
Ses planches oscillent encore entre BD et illustration : comme Xrist Mirror, il a envie de sortir du story-board et de s’offrir des plages graphiques plus grandes, il veut intégrer à la séquence des cases qui sert de colonne vertébrale au récit, un cheminement plus libre : garder le canevas de la mise en scène et suivre le récit à la boussole.
Avec Chandre il a publié des dessins d’actualité dans le Quotidien, journal luxembourgeois. Mais le nouveau rédacteur en chef a trouvé que décidément le Quotidien n’était pas Charlie Hebdo et ils sont partis.[3]
Manu appartient au monde de la BD comme contre-culture.[4]
Il a vu comment on instille les idées extrémistes dans la tête de ceux qui cherche à tout prix à appartenir à un groupe et comment les ordres répétés en cascade amènent les gens qui veulent être acceptés à accepter des idées insidieuses qui ne leur appartiennent pas.
Il publie dans « My Way » un magasine punk animé par Chester de 2001 à 2008.
La dernière fois qu’il est allé à Angoulême, la Mecque de la BD, Manu a rencontré un éditeur fan de son travail, « Même pas mal » qui lui a proposé de publier un album de quatre vingt dix pages. Manu avance, il en est au deux tiers du récit et il a six mois devant lui pour finir.
Emmanuel Hauter, le topographe, est devenu Manolo Prolo, l'auteur de bande dessinée[5], il va sur ses quarante six ans, ses récits deviennent plus personnels un peu grâce à sa femme, férue d’histoire de l’art qui lui a apporté ce qui lui manquait de culture pour nourrir son travail. Il commence à puiser dans des expériences vieilles de vingt ans. La vie, les aventures, se vivent avant de pouvoir se dire.
"l'important est de se souvenir de l'endroit d'où on est parti même si on ne sait pas où on va."
article publié sur mon quartier ma ville[6]