Quand Francine Trimbur arrive en métropole avec sa mère en 1962, elle a deux ans. Sa mère Denise est née à Rabah, au Maroc. Son grand-père travaillait à la poste. Du Maroc la famille est allée vivre en Algérie. Denise a vingt quatre ans, elle a connu les émeutes et le couvre feux qui précèdent l’indépendance. Elle est rapatriée avec son frère Pierrot. Toulon puis la Lorraine où ils rejoignent leur sœur qui les a précédés.
Denise se marie à monsieur Dimoff qui reconnait Francine. Elle aura avec lui quatre garçons, Michel, Serge, Christian et Marc. Marc est le plus jeune des quatre, encore célibataire et, en attendant que sa maison soit terminée, il mange et dort en ce moment à la maison.
Denise n’est pas heureuse avec son mari et quand elle rencontre Monsieur Patry qui lui promet de l’attendre, elle n’hésite pas et elle demande le divorce. « Tu as pris une femme avec cinq gosses! » dira monsieur Dimoff à monsieur Patry.
Les garçons voient leur père une fois par mois mais Francine refuse. Chaque fois que monsieur Dimoff vient chercher les enfants, c’est des histoires à n’en plus finir, Francine veut rester, ses frères s’interposent, la police arrive. Un policier suggère un jour à Francine d’écrire au juge des enfants. Elle a douze ans. Le juge, monsieur Meunier, lui dit au téléphone que si elle est assez grande pour décider comme ça de ce qu’elle veut, elle est assez grande pour venir à Metz toute seule.
Le juge s’assoit à côté d’elle et il écoute tout ce qu’elle a sur le cœur : Francine se sent comprise et rentre avec le fameux papier qui la libère : Francine ne se laisse pas faire.
Denise devient Denise Patry. Un garçon nait, Christophe, ce qui fait six enfants à nourrir. La famille vit chaussée d’Océanie, juste au dessus de l’atelier linge d’aujourd’hui. Monsieur Patry travaille chez Gardin, le garage Renault place Marie Louise, là où il y a maintenant un supermarché. Le samedi il travaille au marché chez Fath, le marchand de légumes.
La vie chaussée d’Océanie est agréable, le square Fénelon est couvert de mirabelliers, le soir les gens se retrouvent devant les immeubles et discutent. Les Patry sont les premiers à être raccordés au téléphone et sur le coup de midi, il y a toujours quelqu’un qui vient téléphoner. Francine a un amoureux : il grimpe aux grilles du local du rez-de-chaussée pour entrer dans sa chambre. Ce local sert aux jeunes du quartier mais un jour il servira aussi de morgue provisoire.
Francine se souvient, elle est déjà mariée avec Michel Trimbur, elle est enceinte de son fils Jérôme et vit rue de la fauvette quand, un jour en passant, elle voit de la fumée sortir d'un soupirail : le fils Godbane est en train de réparer sa mobylette dans la cave. Le feu a pris dans une flaque d’essence et ses copains ne savent pas quoi faire. Francine appelle les secours, monsieur Godbane est prévenu à l’usine mais personne n’ose rentrer dans la cave. Une voisine arrive avec un drap mouillé, le jette sur le dos d’un homme et le pousse dans la cave. Mais c’est trop tard, le fils Godbane meurt deux jours plus tard de ses blessures. Une veillée funèbre est organisée dans le local des jeunes.
C’est la fin des belles années : neuf mois après le mariage, monsieur Patry meurt d’un cancer. Christophe a trois ans. Denise travaille comme femme de ménage chez des particuliers et aussi chez Onet. Chez certaines dames il faut nettoyer le sol à genoux : une d’elles a l’habitude de passer derrière Denise en frottant le coude de son gilet noir sur les meubles pour vérifier l’absence de poussière. Chez Onet, il n’y a que des bureaux à nettoyer.
Francine a vu ce que c’est d’être veuve à quarante ans, la misère que c’est pour nourrir six enfants. Elle a vu les larmes de sa mère parce qu’à noël elle ne peut pas faire de cadeaux à ses garçons. A dix huit ans, Francine commence à travailler, en temporaire à la brasserie de Yutz, puis huit ans au Géant du meuble où elle devient tapissière d’ameublement et enfin Scholtès pendant quinze ans. Deux ans avant la fermeture par Merloni en 2006, elle est licenciée le jour de son anniversaire, le 29 janvier et elle est en plein reclassement quand son mari Michel meurt d’une crise cardiaque en juillet de la même année. En avril cela fera cinq ans que Francine travaille dans la sécurité. Elle s’est formée pendant la période de chômage qui a suivi son reclassement. Son niveau est le Siap1 sécurité, incendie, protection rapprochée. Elle contrôle les accès au parlement européen et fait des rondes de nuit.
En 2006, Francine a quitté l’appartement qu’elle occupait chaussée d’Océanie dans l’immeuble qui va être démoli. Elle a accepté le F3 que monsieur Moroni lui a proposé rue Mozart, dans le temps tout le monde rêvait d’habiter rue Mozart, en fin de compte Francine préfère l’autre côté du quartier, elle a essayé d’obtenir un F4 parce que son fils est revenu vivre avec elle et pour se rapprocher de sa mère rue Boileau mais Batigère lui a répondu que son cas ne dépendait pas de l’Anru et qu’il n’y avait pas de programme d’accès à la propriété de prévu square Fénelon.
La vie a endurci Francine. Mais l’esprit qui unissait les gens autrefois a disparu. Avant, on s’occupait des voisins pour de bonnes raisons : aujourd’hui tout le monde a l’air de ne plus se préoccuper que de soi. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, Francine se promenait avec sa mère dans la rue quand celle-ci s’est arrêtée pour saluer un garçon de mauvaise réputation. Quand elle l’a reproché à sa mère, celle-ci lui a répondu vertement qu’elle ne faisait que prendre des nouvelles du jeune homme à son retour de vacance ! Là, Francine a compris que sa mère ne risquait rien à la Côte des roses, elle qui aime tant vivre ici et que tout le monde connaît et salue quand elle passe dans la rue.
article publié sur saisir le changement[1]