La pratique du vélo arrange beaucoup de choses : tout le corps travaille, les jambes, le dos, c’est un médicament. Saïd Nafa va jusqu’à Shengen, Remich et même plus loin, gravir « les bosses » de la région. Il pourrait appartenir à un club mais il préfère rouler comme il veut, il part et il finit toujours par rejoindre un peloton sur le chemin, il roule pour le plaisir et il n’a rien à prouver à personne : il est libre.
Au début le vélo, c’était rafistoler celui des enfants pour être avec eux sur la piste et puis Saïd Nafa y a pris gout. Il a trois garçons: le premier est dans l’import export, le deuxième dans le journalisme après des études en sciences politiques, le troisième est au lycée Louis Le grand à Paris. Pour ses enfants, Saïd Nafa a choisi l’enseignement privé : ils ont tous les trois fait leurs études à St Pierre Chanel à Thionville. Saïd habite encore à la Cote des roses, il aurait pu acheter une maison et négliger les enfants mais il voulait avant tout qu’ils arrivent à se débrouiller dans la vie sans lui et il a donné à ses enfants ce que lui n’a pas eu dans sa jeunesse. Ils ne passeront pas par là où il est passé, lui. La réussite vient de l’école, pas de diplôme, pas de reconnaissance ni de récompense. En choisissant l’éducation pour ses enfants, il a mis fin à une dynastie d’illettrés.
A l’indépendance, après cent trente deux ans de présence française, les algériens ne possèdent même pas la langue écrite : à vingt ans Saïd ne sait pas écrire un mot en arabe.
A la fin de la guerre, les écoles s’ouvrent mais seuls les enfants de riche en profitent. Saïd vient d’une famille de cultivateurs de la région de Tizi Ouzou en Kabylie. Un berger ne peut que constater la réussite des autres. Orphelin de mère depuis l’âge de deux ans et obligé de grandir avec la deuxième femme de son père Saïd a besoin de prendre le large.
A Alger, il pousse la porte du bureau de main-d’œuvre et le voilà transporté à Marseille, dans un autre monde. Saïd comprend vite qu’il n’a qu’une seule solution pour s’intégrer, apprendre la langue.
A l’AFPA, il demande une formation d’électricien, on lui propose maçonnerie. Un an plus tard, il en a assez et décide de prendre le train vers l’Est car il a entendu que la sidérurgie embauche. En 1967 il rentre à Sollac où on lui propose un logement et du travail.
Saïd apprend autant des échecs que des réussites qu’il peut observer autour de lui. Il loge au foyer de Bétange et suit les cours du soir pendant quatre ans: son chef lui a promis trois centimes de l’heure s’il y va. Il ne les touchera jamais et c’est sans importance, il aime le calcul et le français. Il sait qu’il n’a pas le droit à l’erreur, il observe et apprend des meilleurs.
Saïd est là pour comprendre et tendre la main au pays qui l’accueille. C’est lui qui s’adapte, il est laïc, respecte tout le monde et se fait aussi respecter.
A Hayange, en 1974 il travaille sur le site Pâtural au service énergie : il est machiniste sur les moteurs à gaz qui alimentent la soufflerie des hauts-fourneaux. Le gaz, c'est très délicat à manipuler et c'est toujours lui qu'on appelle pour faire un joint hydraulique: l'eau est la seule chose qui garantit l'étanchéité du joint.
En 1976 il passe au train à chaud et devient pontier. Au début il se tracasse et puis il apprend : la nuit il lit des livres de technologie. En un an il apprend ce qu'on apprend en trois. Ce n’est pas le savoir-faire qui lui manque mais les diplômes. Des fois c’est révoltant : il a les responsabilités mais ses supérieurs ne valident pas ses compétences. Saïd est pontier et il sait ce qui fait fonctionner un pont : quand il voit une machine, il faut qu'il comprenne comment ça marche. Il formera les hommes qui finiront par devenir ses chefs. Et il n'est pas seulement pontier mais opérateur de gestion du parc des brames[1]: il est capable de programmer les flux de commandes par informatique. Il fallait s’accrocher.
Saïd restera en poste jusqu’à la fin de la sidérurgie. Il prend sa retraite en 2006. Il a eu la chance de rester jusqu’au bout : les usines vont se vider. A la fin, plus besoin de personnel au sol, il sera seul pour manœuvrer le pont depuis l’écran de l’ordinateur.
En 1983 Saïd se marie. Sa femme doit être simple et capable de se sacrifier comme lui pour les enfants. C’est important quand on doit faire un bout de chemin ensemble : chacun doit penser à l’autre et tenir compte de son avis : les décisions se prennent en commun.
La famille vit à la Côte des roses c’est le plus près de l’école car les Nafa n’avait pas les moyens de mettre les enfants en demi-pension. Cela fait vingt sept ans qu’ils sollicitent le bailleur pour louer ou acquérir une maison.
Mais en vain et Saïd Nafa ne comprend plus rien!
Le nouveau directeur de l’agence lui donne beaucoup d’espoir, en tout cas il a semblé le comprendre. Monsieur Nafa est prêt à changer de quartier, il faut de la mixité sociale, du respect et tout va bien.
« Nous sommes tous venus de pays différents, la seule chose qui nous unit c’est la république, il faut la respecter. »
article publié sur saisir le changement[2]